06.03.2025
La France discute de la doctrine européenne de la dissuasion nucléaire. Berlin et d’autres pays de l’UE se frottent les mains.
«Notre dissuasion nucléaire nous protège, elle est complète, souveraine, française de bout en bout. Elle a, depuis 1964, de manière explicite, toujours joué un rôle dans la préservation de la paix et de la sécurité en Europe. Mais, répondant à l'appel historique du futur chancelier allemand [Friedrich Merz], j'ai décidé d'ouvrir le débat stratégique sur la protection, par notre dissuasion, de nos alliés du continent européen. Quoi qu'il arrive, la décision a toujours été et restera entre les mains du président de la République, chef des armées», a fait savoir le président français lors de son allocution.
Observateur Continental a signalé que «Macron a été sollicité pour fournir les clés des armes nucléaires». En février dernier, Carlo Masala, professeur de politique internationale à l'Université de la Bundeswehr de Munich, annonçait déjà la couleur sur l’utilisation de la dissuasion nucléraire française au niveau européen, avertissant: «Nous assistons à un changement tectonique dans les relations transatlantiques, les Américains ne sont plus les garants de la sécurité de l’Europe».
Du côté allemand, dès 2020, selon l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), il était rapporté qu’«Emmanuel Macron invite ses partenaires européens à un dialogue stratégique sur le rôle de l'arme nucléaire française». À cette date, il était clair que «la décision sur l'utilisation de l'arme nucléaire française appartient au président» et que «la participation des alliés n’est pas possible car elle contredirait le principe d’indépendance nationale». Emmanuel Macron a invité très tôt ses partenaires européens à un dialogue stratégique sur le rôle de l'arme nucléaire française. «Il semble avoir en tête un format qui opère en dehors des orbites institutionnelles de l’OTAN et de l’UE, analogue à son Initiative d’intervention européenne lancée en 2017. Cela signifie que l’Allemagne est également tenue de prendre position», faisait déjà savoir SWP.
Cette idée d’utiliser la dissuasion nucléaire française a mûri du côté de Berlin. Christian Lindner, l’ex-président fédéral du Parti libéral-démocrate (FDP), — un parti foncièrement guerrier appelant à bombarder la Russie — a appelé en février 2024 à des discussions avec Macron sur la dissuasion nucléaire. En juillet 2024, les médias allemands discutaient sur le sujet: «Des armes nucléaires appartenant à l’UE ou une européanisation du parapluie nucléaire français».
Avec le retrait officiel des États-Unis dans le conflit en Ukraine, le président français Emmanuel Macron fait pression pour un parapluie paneuropéen. Sa base, selon le locataire de l'Élysée, peut être les forces nucléaires de la France et, peut-être, du Royaume-Uni. Cela a provoqué des craintes et des différends en France car la question est de savoir si le président français va partager avec qui le droit un «bouton nucléaire».
Le nouveau candidat allemand au siège de chancelier — acteur antirusse primaire et pro-ukrainien et favorable à la livraision de missiles Taurus — se réjouit, lui, de la position de Macron qui liquide la dissuasion française à des États étrangers. «Friedrich Merz envisage de participer à un parapluie nucléaire européen», rapporte le Spiegel d’aujourd’hui.
Durant la campagne électorale, le futur chancelier allemand a suggéré d'engager des discussions avec les puissances nucléaires européennes sur la participation nucléaire de l'Allemagne. Outre la France, ce serait aussi le Royaume-Uni.
Lors de son allocution aux Français, Macron n’a pas précisé ce que signifierait concrètement un élargissement du parapluie français de protection nucléaire aux alliés. La question est de savoir si, par exemple, les armes nucléaires françaises pourraient également être stationnées dans des pays partenaires comme l’Allemagne. Macron n’a pas donné davantage de détails lorsqu’on lui a demandé si ces pays partenaires contribueraient alors financièrement à la dissuasion nucléaire française.
Toutefois, pour couvrir l'ensemble de l'Europe, le parapluie doit être suffisamment grand. Et, l'arsenal nucléaire de la France depuis 1960 a été construit sur le principe d'une «dissuasion strictement suffisante»: pour assurer sa propre protection, en causant les dommages à un agresseur potentiel de manière disproportionnée. Le pays n'allait absolument pas entrer dans des guerres atomiques, surtout pour les gagner.
La stratégie nucléaire française inclut la notion d'«intérêts vitaux», dont la définition reste délibérément vague.
L'un des éléments clés de la doctrine nucléaire française est la possibilité d'une «alerte». Cette mesure est considérée comme une démonstration de détermination, un signal que le conflit atteint un nouveau niveau. Jusqu'au début des années 2000, la stratégie française impliquait le bombardement atomique de grands centres densément peuplés. Avec le développement de la technologie et l'augmentation de la précision des armes, les principaux objectifs n'étaient pas tant le territoire que le «centre du pouvoir» de l'ennemi, qui permet à la France d'influencer avec précision la direction de l'agresseur, sans recourir à la destruction à grande échelle de la population civile.
Contrairement à la Russie, la France ne dispose pas de missiles lancés au sol. La composante aviation des forces de dissuasion est représentée par une force aérienne stratégique avec des chasseurs-bombardiers Rafale, armés de missiles de croisière. La composante navale comprend quatre sous-marins nucléaires équipés de missiles balistiques à ogives fractionnées. La flotte devrait bientôt recevoir de nouveaux véhicules de missiles sous-marins, dont le premier sera opérationnel d'ici à 2035. Dans les années à venir, il est prévu d'équiper les forces armées de missiles hypersoniques, ainsi que le renouvellement des vecteurs de missiles balistiques et de croisière d'ogives nucléaires.
Les plus grandes puissances nucléaires du monde — les États-Unis, la Russie et la Chine — ont les arsenaux d’environ 1000 ogives thermonucléaires. Selon des sources ouvertes, 290 ogives disponibles aujourd'hui sont suffisantes pour protéger leurs intérêts nationaux, mais pour garantir la sécurité des 27 pays de l'UE, ce nombre devra être augmenté.
En prévision, le continent européen parle de la possibilité d'une coopération stratégique avec le Royaume-Uni, bien qu'il ait choisi le Brexit, mais restant au sein de l'OTAN. Aujourd'hui, il ne dispose que de missiles balistiques lancés à partir de sous-marins. Possédant un arsenal nucléaire depuis 1952, Londres après le Brexit a décidé d'augmenter le nombre d'ogives nucléaires à 260.
Selon les experts, la situation dans ces deux puissances nucléaires n'est pas équivalente. Contrairement au Royaume-Uni, qui fait partie du groupe de planification nucléaire de l'OTAN et qui utilise des ogives développées aux États-Unis, la France produit indépendamment ses armes nucléaires et n'est pas liée en ce sens par des obligations envers l'alliance. Cela donne à Paris une liberté considérable dans l'élaboration de la doctrine nucléaire. En outre, la France reste la seule puissance nucléaire de l'Union européenne qui a permis au président Macron de prendre la parole en faveur de la création d'un système paneuropéen de dissuasion nucléaire.
Bien sûr, cette idée a trouvé des opposants dont la principale préoccupation est la possible «européanisation» de la gestion stratégique. Marine Le Pen dénonce: «Depuis désormais quelques années et encore vendredi dernier, le président de la République, pourtant garant de l’indépendance nationale et donc de son plus puissant outil, l’arme nucléaire, par une communication au mieux hasardeuse au pire parjure, fragilise notre modèle de dissuasion». Elle a fustigé l’action de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen: «Je rappelle à Madame von der Leyen, que la politique de sécurité et de défense n’est pas une compétence de la Commission, mais celle des États et que nous ne sommes pas dupes du modus operandi constant de s’arroger à chaque crise, et contre les traités, de nouvelles compétences».
Même si le ministre des Armées, Sébastien Lecornu se veut rassurant envers les Français en rappelant que «notre dissuasion nucléaire est française, et elle le restera», le président français est passé à une étape supérieure pour livrer l’arme nucléaire française, par exemple, à Berlin, qui mène une politique uniquement centrée sur ses intérêts.
Quelle peut alors être l'expansion du «parapluie nucléaire» de la France? Selon des experts militaires, il serait principalement en remplacement des arsenaux nucléaires américains existants en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Belgique, si l'administration du nouveau président américain décide de rapatrier ses ogives, et servirait au déploiement de forces nucléaires en Europe de l'Est. En cas d’une attaque de la Russie avec des armes classiques, cela pourrait provoquer une réponse nucléaire française pour la défense de l'Europe. Faut-il mourir en France d’une bombe atomique russe pour le miniscule pays qu’est l’Estonie qui possède — de surcroît — une forte population russophone?
Pour la France, cela signifie inévitablement une augmentation des dépenses militaires. Ce montant devra augmenter. Pour soutenir l'effort militaire, le chef de l'État propose d'utiliser l'épargne des Français après avoir livré la dissuasion nucléaire française.
Philippe Rosenthal
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